Le tombeau des lucioles : Projection publique
Poitiers 2007

Du 2 au 6 juillet 2007, Isao Takahata a animé à l’Abbaye Royale de Fontevraud un « Grand Atelier » centré sur l’étude de certains rouleaux illustrés et narratifs datant du 12ᵉ siècle au Japon, proposant une mise en images particulièrement cinématographique proche et riche en liens très étroits sur le plan formel avec le cinéma d’animation, et d’estampistes du 18ᵉ et 19ᵉ siècle comme Hiroshige ou Hokusai.

Le réalisateur avait également profité de sa présence pour donner des conférences et participer à des projections-débats de certains de ses films dans différents cinémas de la région. Voici la retranscription des questions posées par le public à l’issue de la projection du Tombeau des lucioles.

Isao Takahata avait alors profité des questions qui lui étaient posées pour exposer ses intentions, livrer certaines clés de lecture de son film, et surtout émettre des regrets pour la réception d’un final par trop tragique qui avait éloigné les spectateurs des questions qu’il aurait souhaité qu’ils se posent.

Introduction à la projection

Bonsoir. C'est pour moi à chaque fois un honneur de savoir que vous allez voir ce film réalisé au Japon, Le tombeau des lucioles, et je vous en remercie.
Son histoire prend place à la toute fin de la guerre du Pacifique, la Seconde Guerre mondiale, qui s'est achevée il y a 62 ans. Depuis la fin de celle-ci au Japon, plus aucun Japonais n’est mort pour n’importe quelle guerre. Ce film représente donc à mes yeux une expérience, une parmi tant d'autres, par laquelle le public japonais, et ceux qui en ont fait l'expérience, peuvent revivre la Seconde Guerre mondiale.
À la fin de cette guerre, le Japon a mis en place une constitution, et qui notamment au travers d’un article, déclare que le peuple japonais renonce à la guerre et n'aura plus recourt à celle-ci comme moyen de résolution des conflits internationaux. L'homme qui est aujourd'hui Premier ministre au Japon (Ntd : Shinzô Abe pour son premier mandat) fait tout ce qui est en son pouvoir pour faire du Japon un pays à nouveau capable de faire la guerre. Je crois que dans ces conditions, il est d'autant plus important et nécessaire pour nous de se souvenir de la Seconde Guerre mondiale.
Encore une fois, je suis heureux de savoir que vous allez voir ce film et je vous en remercie.

Questions

Lorsque vous avez choisi ce sujet, pensiez-vous que l’animation était apte à le traiter ?

Le film est adapté d’un bref récit de l’écrivain Akiyuki Nosaka. Lorsque j’ai lu pour la première fois la nouvelle, il m’a semblé que la structure du récit rentrait dans les possibilités de l’animation.
Vous l’avez vu dans le film, le récit s’ouvre sur la mort du grand frère Seita, et ce qui s’en suit est : « pourquoi et comment est-il mort ? Qu’est-ce qui l’a amené à cette fin tragique ? » Cette structure là, on en trouve déjà des exemples dès le 18ᵉ siècle au Japon. Dans un autre domaine, celui du théâtre. Notamment du théâtre de marionnettes, par un auteur qui s’appelle Chikamatsu Monzaemon. Celui-ci écrivait des pièces et parmi celles-ci, existe un genre nommé le Shinjû. En français, « le double suicide amoureux ». Dès le titre, vous avez généralement ce terme qui est présent. Et donc, le spectateur sait d’emblée que le récit est voué à se clore sur la mort des protagonistes que la société n’a pas compris et qui ont été réduit à ce destin funeste. Tout l’enjeu, toute la structure dramatique du récit, est de savoir quel est le cours des événements, le chemin qui les mène à cette issue fatale. Lorsque j’ai lu cette nouvelle, il m’a semblé effectivement que cette structure se prêtait plus facilement que d’autres à la forme que rend possible le choix de l’animation.
Un autre élément important, d’ordre esthétique, s’est également présenté à moi : le récit original laisse très peu de place à la description de la petite fille. Elle est quasiment passée sous silence. Et il m’a semblé que la forme du cinéma d’animation permettrait aussi d’exprimer, de rendre de manière concrète son quotidien. Pour moi, cet enjeu là a revêtit une grande importance dans le choix de cette adaptation.

Comment s’est déroulé votre travail d’adaptation de la nouvelle d’Akiyuki Nosaka au studio Ghibli ?

J’ai tout d’abord rédigé un scénario écrit qui ne m’a pas pris très longtemps. À partir de celui-ci, n’étant pas moi-même dessinateur d’animation, j’ai fait un petit travail graphique qui se limitait à des croquis explicatifs à l’attention de mes collaborateurs qui allaient prendre en charge le travail du dessin d’animation. C’était des dessins très approximatifs mais qui en tout cas au niveau de mes intentions restaient assez juste. Et ensuite, c’est essentiellement un animateur qui s’appelle Yoshiyuki Momose qui a pris en charge le travail graphique qu’on appelle storyboard en France, e-konte chez nous, et qui consiste en un travail de continuité dessinée du scénario. Ce travail non plus n’a pas pris très longtemps, car il faut dire qu’en tout, on n’avait pas un temps de production très long pour ce film. Il s’étalait sur quelques mois peut-être. Le travail sur le storyboard n’était pas achevé lorsqu’on a commencé la phase suivante sur le travail d’animation. Les deux étapes se sont chevauchées car on n’avait pas beaucoup de temps.

Comment s’est déroulé l’enregistrement de la voix de Setsuko, doublée par une fillette de 5 ans ?

L’image était en très grande partie déjà prête quand on a commencé à travailler sur l’enregistrement des voix. Mais pour ce film, on n’était pas dans la figure classique de postsynchronisation du doublage après coup qui consiste pour les doubleurs de jouer et de se caler en fonction des mouvements de bouche dessinés par les animateurs. C’était le contraire. On a montré juste une fois l’image avec les mouvements des lèvres non finalisées à la petite fille et on l’a laissée jouer librement de multiples prises. J’ai ensuite choisi celles qui étaient les plus concluantes à mes yeux. On a ensuite retravaillé l’image en fonction des prises choisies. Il s’agissait essentiellement d’un ajustement du timing.
Il restait bien sûr aussi des passages qui n’avaient pas encore été animés. Mais pour ceux-ci, la fillette avait suffisamment appréhendé le personnage avec les scènes déjà enregistrées pour interpréter ensuite le personnage sans références visuelles préalables.
Pour ce film, ce qui est sûr, c’est que ça a été une grande chance de faire la rencontre d’Ayano Shiraishi pour cette voix.

Concernant toujours le personnage de Setsuko, j’ai lu que M. Takahata s’était inspiré de l’actrice française Brigitte Fossey dans Jeux Interdits (1952). Est-ce que c’est le cas ?

Ce qui est sûr, c’est que Jeux Interdits est un film que j’aime beaucoup, depuis très longtemps. Et il est donc évident que d’une manière ou d’une autre, inconsciemment, j’ai sans doute reçu son l’influence considérable de l’avoir vu. Mais il n’y avait pas de démarche consciente de ma part de m’inspirer de lui pour Le tombeau des lucioles. Dans Jeux Interdits, évidemment, il y a bien sûr le personnage de la fillette jouée par Brigitte Fossey, tout à fait remarquable et qui m’a certes marqué. Mais je me souviens que lorsque j’ai vu ce film pour la première fois, le personnage du jeune garçon, interprété par Georges Poujouly, m’a marqué presque d’avantage encore. C’est un personnage qui m’a fait une très forte impression lorsque j’ai découvert ce film il y a maintenant très longtemps.

Les lucioles entourent les enfants à différents moments du film, notamment après leur mort. Quel sens a voulu donner M. Takahata à ces insectes dans le film et dans le titre ?

Au Japon, depuis l’antiquité et l’époque ancienne de Heian (794–1185), il existe une perception de ces insectes qui est liée notamment à l’image qu’a pu en dresser une poétesse qui vivait au XI° siècle et qui s’appelait Izumi Shikibu. Elle a vu dans ces insectes presqu’une incarnation de l’âme humaine qui se serait échappée de son corps. Il existe donc une sorte de tradition à l’égard de ces insectes qui est de cette nature. Et je suis persuadé que M. Nosaka, lorsqu’il a écrit son récit, était conscient de cette longue histoire qui associe les lucioles à une vision de la fugacité de la vie. Et je voulais m’inscrire dans cette même tradition. J’ai donc sciemment intégré un certain nombre de passages dans le film où on voit ces insectes. Quant à savoir si ces occurrences sont plus nombreuses dans le film que dans la nouvelle, je ne saurais le dire exactement. En tout cas, M. Nosaka et moi-même, nous nous inscrivons dans le même cadre pour ce qui est du recours à ce motif.

J’aimerais aussi ajouter que le titre de la nouvelle en japonais c’est Hotaru no Haka. Hotaru, c’est la luciole. Mais en japonais, le kanji qui a été choisi par l’auteur n’est pas celui de luciole. Il a choisi une homophonie qui signifie « feux tombants ». Naturellement, vous aurez compris qu’il souhaitait faire un lien avec les bombardements et les bombes incendiaires qui s’abattent du ciel.

Quelle est la signification du plan final du film, qui se clôt sur un Japon contemporain, au regard de ce que disait M. Takahata en préambule à la projection du film ? Est-ce qu’il y a là un lien avec l’importance de se rappeler d’un certain nombre d’éléments du passé ?

Il y a une chose que je souhaiterais tout d’abord vous expliquer. Au Japon, le bouddhisme est une religion importante (je suis moi-même bouddhiste), mais il s’agit d’un bouddhisme qui a connu un certain nombre de changements par rapport à sa doctrine de départ venue d’Indes ou de Chine. Il s’est mêlé à un culte des ancêtres qui est encore très fort aujourd’hui au Japon. Pour vous en donner quelques éléments explicatifs, il s’agit d’un ensemble de croyances qui veut que les défunts ne soient pas vraiment partis mais sont dans un lieu lointain du notre et inaccessible, tout en restant tout prêt de nous. Et ils nous voient. On peut le considérer comme une chance, mais il peut s’agir d’une forme de surveillance aussi. Quels que soit nos actes, ceux qui nous sont chers nous voient. Et c’est plutôt cet aspect que je souhait exprimer dans ce final. On peut ainsi imaginer qu’après leur mort, Setsuko et Seita ont pu continuer à errer et qu’ils sont toujours là aujourd’hui.

Mais en un sens, vous avez aussi raison, car dans la ville de Hiroshima, là où est tombée la première bombe atomique, il existe un monument aux morts qui comporte une mention gravée qui dit : « Reposez en paix car on ne refera pas les même erreurs. » Il s’agit là d’une traduction qui pose un peu problème car le japonais ne comporte pas de sujet. On pourrait plutôt la traduire littéralement par : « Les erreurs (ou l’erreur) ne seront pas répétées. » Je pense que dans cette absence de sujet que la langue japonaise permet, et qui rends cette inscription particulière, est justement liée à cette croyance que les morts sont toujours présents. C’est en tout cas aussi le point de départ d’un certain nombre de polémiques, puisque dans l’absence de sujet on peut aussi se demander qui a commis l’erreur et laquelle ? Et en l’état, cette mention ne permet pas d’en décider.

Avez-vous vous-même pleuré lorsque vous avez vu le film achevé pour la première fois ?

Vous savez, la première fois que vous voyez un film qui vient d’être achevé, c’est totalement inconcevable. Si jamais vous avez l’occasion de réaliser un film un jour, vous comprendrez que c’est absolument impensable. À la rigueur, c’est quelque chose qui peut arriver longtemps après peut-être. Mais quand vous voyez le film achevé pour la première fois, ce qui vous saute aux yeux, c’est tout ce qui ne va pas. Tout ce qui ne va pas aussi bien que vous l’auriez voulu. Vous n’avez donc pas vraiment la latitude de laisser couler des larmes.

Justement, le temps a passé. Et maintenant, quel regard portez-vous dessus ?

Comme je vous l’ai dit plus tôt, le récit s’ouvre sur la mort des deux enfants, celle du grand frère qui vient après celle de la fillette, et on subit le parcours qui les a amené à cette issue tragique.
Mon intention à travers ce film dans le travail d’animation était de réaliser une description simple et directe du cours des évènements de la vie de ces deux enfants et des évènements qui les amènent à leur mort. Mon souhait était que les spectateurs, tout en suivant ces évènements à mon sens simples et directs, soient en mesure de se poser la question de savoir ce que lui ou elle aurait fait à leur place dans cette situation. Alors maintenant, il semble que le destin de ces enfants soit par trop tragique et désespéré et il semble bien que ce ne soit finalement pas un film face auquel le spectateur ait la latitude de se poser ce type de question. Cette réception du spectateur, c’est quelque chose qui pour moi continue aujourd’hui encore à être la plus grande question que me pose ce film.

J’aimerai aussi ajouter quelques éléments concernant les personnages de l’histoire.
Sur Seita en particulier, le grand frère qui a 14 ans. Du point de vue de quelqu’un qui comme moi était plus jeune à l’époque, j’avais 9 ans et demi au cœur du récit, à la fin de la guerre au Japon, pour moi, il me semble que ce personnage du grand frère manque d’endurance, de capacité à résister à l’adversité dans cette situation. Surtout pour un jeune garçon qui a entre ses mains la vie de sa petite sœur (Ndt : quelques plaintes de désapprobation s’élèvent à ce moment dans la salle). Moi, ce que je voulais poser, ou voir se poser comme question chez le spectateur, c’est finalement celle de la validité des choix fait par ce personnage.
D’autre part, le personnage de la tante, pour reprendre la traduction française, les sous-titres la présente en tant que telle, mais en réalité, il ne s’agit pas de leur tante. Il s’agit d’un personnage plus éloigné, par un lien tenu, un lien par alliance. Il ne s’agit pas d’un personnage que j’ai conçu comme un personnage purement méchant ou vil et condamnable uniquement. Effectivement, c’est un personnage qui a une certaine méchanceté avec les deux enfants et il est vrai qu’il y a eu à cette époque là des gens qui ont pu faire preuve de beaucoup plus de générosité et de compassion avec les enfants. Mais cette catégorie là de comportement n’entre pas du tout dans ce qui à l’époque peut-être vraiment de la méchanceté. Il y a entre elle, Seita et Setsuko, un rapport où clairement dès le départ les deux enfants ne font aucun effort pour s’intégrer et s’adapter par rapport à la situation et au contexte même de celui de la guerre. Finalement, il n’y a aucune connivence qui s’établie entre les personnages.
La question que je voulais aussi que les spectateurs se posent c’est, à la place de Seita, à la place de la tante, qu’est-ce qu’ils auraient fait ? Entre ces deux personnages, moi je crois, et c’est en tout cas l’intention qui a motivé la manière dont j’ai mis en scène ce film, était de montrer que l’un où l’autre des personnages avaient une certaine amplitude de choix. Ils n’étaient pas condamnés à cette issue et ce cours là des événements. Ils auraient pu prendre d’autres chemins.

J’aimerais savoir si finalement le genre du « double suicide amoureux » évoqué plus tôt, et dont le film se réclame, n’entraînait pas irrémédiablement le parcours des deux enfants vers un destin tragique ?

Sur la forme même de ce récit, vous avez raison, c’est clairement le motif du « double suicide amoureux » qu’on peut retrouver de manière nette et avérée dans le développement de l’histoire. Cependant, comme je vous le disais tout à l’heure, je crois que les personnages avaient presque tous une certaine marge de manœuvre et de choix. Et c’est une idée qui me semble assez peu pertinente, que je réfute quant à moi, de se dire qu’il y avait une sorte de fatalité incontournable dans le destin de ces deux enfants. Cela, je ne peux pas y croire.

Comment le film a-t-il été reçu au Japon et comment est-il encore perçu aujourd’hui par rapport notamment au projet de loi que souhaiterait faire passer l’actuel Premier ministre japonais ?

Au Japon, il existe une chaîne de télévision qui entretien une relation particulière avec le studio Ghibli puisqu’elle est toujours coproductrice de nos films maintenant depuis de nombreuses années. Cette chaîne, c’est NTV (Nippon Terebi). Elle diffuse Le tombeau des lucioles presque tous les ans au mois d’août, à la fin de l’été. Ce moment correspond bien sûr à la fin de la guerre au Japon. Aussi, il est donc difficile de vous répondre. Ce qui est sûr, c’est que chaque rediffusion est importante et me conforte dans l’idée que le film est vu ou revu par un certain nombre de gens. Un autre fait avéré, c’est que chacune de ses diffusions suscitent des protestations téléphoniques de gens et de mouvements d’extrême droite au Japon en direction de NTV.
Ce que je peux vous dire de manière certaine, c’est que je n’ai jamais eu l’intention de réaliser ce film dans un propos pacifiste, contre la guerre. Personnellement, je ne pense pas que réaliser un film comme celui-ci soit efficace pour lutter contre les guerres. Je pense qu’on pourra réaliser autant de films qu’on voudra pour lutter sur les difficultés, l’horreur, la misère qu’induit la guerre, ça ne peut pas constituer une manière de combattre le phénomène. Et pour agir et s’opposer à une logique comme celle là, il y a d’autres moyens possibles et plus efficaces aussi au Japon. En tout cas, ce n’est pas du tout l’intention pour laquelle j’ai voulu réaliser Le tombeau des lucioles.

Est-ce que M. Takahata a eu des réactions de la part de la génération qui a connu la guerre ? S’est-elle retrouvée par certaines scènes du film qu’elle avait vécu elle même ?

Oui, il y a eu ce genre de réaction. Aussi bien des gens ordinaires que des écrivains. Certains ont écrit des textes au sujet de ce film dans lesquels ils décrivaient de quelle manière le spectacle du film leur a rappelé de façon très concrète leur propre expérience de cette époque.


Propos enregistrés le 5 juillet 2007 au Théâtre-scène nationale de Poitiers.
Entretien mené et traduit par Ilan Nguyên.