Mis à jour : vendredi 29 mars 2024

Heidi : Analyse

Heidi marque un nouveau tournant dans l’animation japonaise grand public. Cette série est en effet la première adaptation d’un roman s’apparentant à un drame. C’est aussi le premier dessin animé à vouloir donner une vie aux personnages et à décrire leur quotidien de la manière la plus réaliste possible, plutôt que multiplier les scènes d’humour ou d’action faciles.

Heidi, série réaliste

Comme pour Horus, prince du soleil, Isao Takahata et son équipe vont essayer de donner à l’animation une certaine noblesse, en rejetant toute infantilisation du médium, pour essayer de toucher le public le plus vaste possible. Takahata va pouvoir instaurer son style réaliste et surtout ouvrir de nouveaux champs à l’animation télévisée. Le réalisateur souhaite inscrire Heidi dans un cadre social exact et ancré dans une réalité culturelle. Pour retranscrire avec la plus grande minutie les paysages de Suisse et d'Allemagne, il se rendra en repérage sur place, accompagné de Hayao Miyazaki et de Yôichi Kotabe.

Si Heidi est une série dramatique, elle n’est pas complètement sombre comme peuvent l’être d’autres Meisaku. Si méchanceté il y a, elle n’est pas clairement affichée. Tout est suggéré, et nous la ressentons d’autant plus profondément. Les sentiments dans cette série ne sont pas tapageurs (à aucun moment, il n’y a de « signaux » indiquant au spectateur de pleurer), ils sont ressentis. Ce qui rend les personnages attachants, c’est le souci apporté à la description des scènes de vie quotidienne. On pourra citer, en exemple, le soin apporté aux occupations de l’oncle de l’Alpe : de son travail du bois avec ses outils de menuiserie à la fabrication de son fromage.

Travail du bois.

Métier à filer de grand-mère.

Fabrication du fromage.

Les épisodes sont ponctués de nombreuses scènes où les personnages partagent des repas. À travers le souci minutieux accordé à la représentation de la nourriture, mettant en valeur ses bienfaits, reflète déjà l'une des caractéristiques distinctives des films du futur studio Ghibli.

Une mise en scène minutieuse et efficace au service des personnages

Le personnage de Heidi représente à lui seul la volonté d’Isao Takahata de s'inscrire dans une démarche réaliste avec un minimum d'effets. Pour cela, la mise en scène devait rester efficace et ce, dès la première image. Ainsi, dans le roman, on explique au lecteur que tante Dete tient par la main une petite fille aux joues toutes rouges car l’enfant a mis tous ses vêtements les uns sur les autres et qu’elle porte aux pieds de gros souliers de montagne. Depuis les multiples adaptations de Heidi, tous médias confondus, beaucoup de dessinateurs ou de réalisateurs ont donné leur propre représentation du personnage. Pour Heidi, Takahata a voulu des formes rondes et simples, se prêtant ainsi bien aux contraintes de l’animation en série TV. Dans le premier épisode, pour sa première apparition à l’écran, Takahata la souhaitait encore plus ronde, cachée sous d’épaisses couches de vêtements. Il souhaitait ainsi mettre en évidence sa difficulté à se mouvoir comme elle le voulait et qu’elle devait redoubler d’effort pour bouger. Ce procédé permet aussi de se focaliser uniquement son visage. Celui-ci ne montre pas beaucoup de sentiments mais plutôt un visage interrogateur dirigé vers sa tante autoritaire.

Heidi est le prototype des futurs personnages de Takahata, et en particulier celui de Setsuko dans Le tombeau des lucioles. Elle communique une peine non caricaturale. Nul besoin de hurler ou de faire couler des flots de larmes, par le silence et un simple regard, nous ressentons l’émotion du personnage. Au fur et à mesure qu’avance l’épisode, le visage de Heidi passe par des sentiments d’inquiétude et de joie. À la découverte de la rivière, son visage montre un léger signe d’appréhension. Puis, elle passe dans le village et commence à entendre parler de la mauvaise réputation de son grand-père et avec elle, le spectateur comprend qu’elle ne sera sans doute pas la bienvenue chez lui. Pour contraster avec le sentiment d’inquiétude de la petite orpheline, Takahata choisit des décors et des paysages très gais. À partir du moment où Heidi commence son ascension de la montagne, le visage de Heidi devient de plus en plus expressif malgré ses vêtements toujours aussi lourds. En chemin, elle rencontre une chèvre, son visage montre alors de la gentillesse et le spectateur comprend que Heidi va être heureuse ici. Ensuite, elle croise Pierre qui accompagne ses chèvres et elle enlève alors tous ses vêtements et commence à courir en simple nuisette, libérée de toute contrainte physique et mentale. L’épisode se clôt sur la rencontre de Heidi et de son grand-père. Mais la fillette n’a pas peur de cette situation. Elle est épanouie dans la montagne. Avec son cœur pur, elle entre instantanément dans celui de l’oncle de l’Alpe, pourtant impénétrable. Dans cette scène, le public doit être touché par cette rencontre. Le premier épisode de la série montre ainsi à quel point la réalisation de Takahata est construite minutieusement, chronologiquement. Toutes les scènes ont une signification et sont parfaitement liées.

La tranquille découverte de la vie à la montagne et la difficile adaptation à celle de Francfort sont décrites à travers le regard de Heidi. Avec elle, nous sommes désorientés, et avec elle, nous apprendrons les règles de sa vie nouvelle. La simplicité dont fait preuve Takahata dans la narration et la mise en scène repose sur un réalisme tout en pudeur et en délicatesse. Le scénario ne glisse pas simplement sur nous, nous l’expérimentons et nous devenons cette petite orpheline, ballottée vers un destin inconnu, ne vivant que de peines et de bonheurs précaires. Ainsi, cette série appréciée dans le monde entier, doit en grande partie sa popularité au style narratif nouveau qu’a su introduire Takahata, ce refus de la caricature des sentiments, cette façon de décrire la réalité caractéristique des futurs longs métrages du maître.

La touche Isao Takahata et Hayao Miyazaki

Diffusée en France au tout début des années 80, la série Heidi constitue rétrospectivement la première collaboration artistique entre Isao Takahata et Hayao Miyazaki à toucher le public français. À cette époque, la virtuosité technique et artistique de Hayao Miyazaki et Yôichi Kotabe, ainsi que l'exceptionnelle qualité des décors conçus par le directeur artistique Masahiro Ioka, combinées à la direction et à la mise en scène chaleureuse d'Isao Takahata, font de cette série l'une des meilleures productions animées jamais offertes aux téléspectateurs français. Elle a servi de prélude aux œuvres futures du studio Ghibli, préparant ainsi le public aux créations exceptionnelles à venir.

Que ce soit dans sa représentation de certains pays d'Europe au début de sa carrière, ou du Japon dans sa filmographie chez Ghibli, toutes les œuvres de Takahata partagent un souci remarquable du réalisme et du détail dans la représentation d'une vie quotidienne locale. Le réalisateur se distingue également par un traitement sérieux et une justesse émotionnelle caractéristiques de son style. Initiée avec Horus, prince du soleil, cette approche artistique se poursuit avec Heidi, faisant de la série un prototype parfait des œuvres futures qui seront créées au sein du studio Ghibli.

Pour Hayao Miyazaki, la série marque un premier tournant dans sa filmographie et commence à s’émanciper de son compagnon de route. Au poste de la construction scénique, plus communément appelé le layout de nos jours, il peut laisser libre court à son imagination débordante et à sa grande capacité de travail dans la mise en place des plans de la série. Ce poste clé lui permet d’anticiper le travail des animateurs et de faire vivre des personnages parfois à la limite de l’exubérance qui détonne avec le réalisme souhaité de Takahata. Avec ce poste, le futur maître de l’animation japonaise a tout du co-réalisateur sur la série et cette liberté marque une des premières dissonances avec la mise en scène de Takahata.

Heidi est déjà une héroïne au caractère bien trempé et on peut déjà imaginer la part d’influence qu’a pu avoir la petite suissesse sur les héroïnes de ses futures œuvres. Pierre a tout des héros d’action de la première partie de la filmographie de Miyazaki, comme Conan (Conan, le fils du futur) ou Pazu (Le château dans le ciel) : intrépides, bouillonnants et incurables goinfres !
Personnages secondaires de l’histoire, Hercule, le chien gobeur d’escargots crus, porte lui aussi la marque d’une figure du bestiaire qu’affectionne Miyazaki : silencieux, lymphatique, adepte des efforts modérés, et uniquement vif lorsque la situation le nécessite. Il a toutes les caractéristiques de futurs personnages de la filmographie de l’auteur. On pense bien sûr à Totoro (dont Papa panda de Panda, petit panda est le prototype et dont la production vient juste de s’achever), mais aussi au chien présent dans Kiki, la petite sorcière, ni plus ni moins que le descendant direct du Saint-bernard de l’oncle de l’Alpe.

L’empreinte de Miyazaki à l’écran est donc indiscutable et plus particulièrement dans les multiples ruptures de tons ou exagérations de la série, telle la manière de Pierre de dévaler les montagnes ou d’engloutir avec voracité la nourriture, ou encore dans certaines sarabandes saugrenues des chèvres.


Dans la version japonaise de la série, cette impression est encore plus appuyée avec le générique de fin, ni plus ni moins que le brouillon des génériques de Mon voisin Totoro.

Le génériques de début met lui déjà en avant des envolées surréalistes : Heidi faisant des allées et venues au-dessus de la vallée sur une balançoire sans points d’attaches apparents, avant se jeter sur un nuage qui supporte son poids comme par miracle.

Lors de son séjour à Francfort, Heidi ne peut s’évader de la maison Gérard que par son imagination. C’est là encore, lors de deux scènes remarquables célébrants la liberté par l’envol, que la fantasmagorie de la mise en scène de Miyazaki semble encore en parfait désaccord avec celle réaliste de Takahata.